LE COLLIER DES JOURS

LE TROISIÈME RANG

DU COLLIER

Par

JUDITH GAUTIER

5e édition

PARIS
Société d'Édition et de Publications
Librairie FÉLIX JUVEN
13, rue de l'Odéon, 13

LE TROISIÈME RANG

DU COLLIER


I

Le train roule d'une allure paisible, comme il convient à un bravetrain suisse qui traverse de beaux paysages et n'entend pas escamoterles points de vue en brûlant la route. A chaque station, il s'arrêtelonguement, et repart comme en flânant.

Dans le compartiment, nous sommes quelques Français très impatientéspar cette lenteur. D'ordinaire pourtant, dans nos excursions, elle nenous déplaît pas du tout, mais aujourd'hui!...

Une fébrilité extrême nous agite tous: impossible de rester en place;nous passons la tête hors des portières, à tous moments, et nosregards devancent le train.

Villiers de l'Isle-Adam est parmi nous, et le plus exalté. Sa joieintérieure déborde continuellement en un rire saccadé où s'emmêlentd'incompréhensibles phrases.

Nous allons à Lucerne voir, pour la première fois, Richard Wagner!...

L'express le plus vertigineux nous semblerait lent, et cependant nousavons aussi l'appréhension d'arriver, de voir le Maître, de l'entendre,de lui parler.

Ce qu'était pour nous ce prodigieux génie, comment le faire comprendreà ceux qui n'ont pas connu cette époque? Un petit groupe d'apôtres etde disciples était alors seul à soutenir le Maître contre la fouleoutrageante qui le méconnaissait. Aujourd'hui, où le triomphe de lacause que nous défendions a surpassé nos espoirs, il n'est pas facilede s'expliquer notre exaltation. Nous avions le fanatisme de sectaires,prêts au martyre, et, plus encore, à l'égorgement des adversaires. Ileût certes été impossible de nous convaincre que l'anéantissement desaveugles à cette beauté nouvelle n'était pas parfaitement légitime.

Chaque dimanche, quand Pasdeloup jouait «du Wagner», il y avait,dans l'enceinte du Cirque, des défis homériques entre les deux campsadverses, et le municipal devait, bien souvent, s'interposer pourarrêter les combats.

Jamais nous n'aurions imaginé qu'un jour nous pourrions contempler laface du Maître, qui était pour nous aussi inconnaissable que Jupiter aufond de l'Olympe, ou Jéhovah derrière le flamboyant triangle. Et nousallions vers lui....

—C'est pourtant à vous, ma chère Judith, que nous devons cetteincroyable fortune!—s'écrie Villiers, qui vient tomber sur labanquette où je suis et serre ma main dans les deux siennes.

C'est à moi, en effet, et mon orgueil n'est pas mince.

N'ai-je pas eu l'audace, il y a quelques mois, de publier avec uneétourderie bien française, n'ayant entendu, à l'orchestre, de l'œuvregigantesque, que quelques fragments médiocrement exécutés, me fiantà mon seul instinct et emportée par mon enthousiasme, une séried'articles sur Richard Wagner? J'avais même attaqué une étude sur Glücket Wagner que publiait Ernest Reyer,—un ami qui m'avait vue naître,et qui fut stupéfait par cette agression imprévue:—la jeunesse nedoute de rien. Il m'avait d'ailleurs courtoisement répondu et cettepasse d'armes avait fait un beau bruit.

Après beaucoup d'hésitations, j'avais envoyé à Wagner, alors à Lucerne,les articles, accompagnés d'une lettre dans laquelle je le priaisd'excuser mes erreurs et de les corriger. Puis, avec angoisse, j'avaisespéré et attendu une réponse. Viendrait-elle? je ne pouvais le croireet pourtant j'avais un serrement de cœur, chaque matin, de ce que lecourrier n'apportait rien

...

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