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OEUVRES

DE

Alphonse Daudet

Le Nabab

Tome II

M DCCC LXXXVII

LE NABAB

XIII

UN JOUR DE SPLEEN

Cinq heures de l'après-midi. La pluie depuis le matin, un ciel gris etbas à toucher avec les parapluies, un temps mou qui poisse, le gâchis,la boue, rien que de la boue, en flaques lourdes, en traînées luisantesau bord des trottoirs, chassée en vain par tes balayeuses mécaniques,par les balayeuses en marmottes, enlevée sur d'énormes tombereaux quil'emportent lentement vers Montreuil, la promènent en triomphe à traversles rues, toujours remuée et toujours renaissante, poussant entre lespavés, éclaboussant les panneaux des voitures, le poitrail des chevaux,les vêtements des passants, mouchetant les vitres, les seuils, lesdevantures, à croire que Paris entier va s'enfoncer et disparaître souscette tristesse du sol fangeux où tout se fond et se confond. Et c'estune pitié de voir l'envahissement de cette souillure sur les blancheursdes maisons neuves, la bordure des quais, les colonnades des balcons depierre… Il y a quelqu'un cependant que ce spectacle réjouit, un pauvreêtre dégoûté et malade qui, vautré tout de son long sur la soie brodéed'un divan, la tête sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehorscontre les vitres ruisselantes et se délecte à toutes ces laideurs:

«Vois-tu, ma fée, voilà bien le temps qu'il me fallait aujourd'hui…Regarde-les patauger… Sont-ils hideux, sont-ils sales!… Que defange! Il y en a partout, dans les rues, sur les quais, jusque dansla Seine, jusque dans le ciel… Ah! c'est bon la boue, quand on esttriste… Je voudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça,une statue de cent pieds de haut, qui s'appellerait: «Mon ennui.»

—Mais pourquoi t'ennuies-tu, ma chérie, dit avec douceur la vieilledanseuse, aimable et rose dans son fauteuil, où elle se tienttrès droite de peur d'abîmer sa coiffure encore plus soignée qued'habitude… N'as-tu pas tout ce qu'il faut pour être heureuse?»

Et, de sa voix tranquille, pour la centième fois, elle recommence à luiénumérer ses raisons de bonheur, sa gloire, son génie, sa beauté, tousles hommes à ses pieds, les plus beaux, les plus puissants; oh! oui,les plus puissants, puisqu'aujourd'hui même… Mais un miaulementformidable, une plainte déchirante du chacal exaspéré par la monotoniede son désert, fait trembler tout à coup les vitres de l'atelier etrentrer dans son cocon l'antique chrysalide épouvantée.

Depuis huit jours, son groupe fini, parti pour l'exposition, a laisséFélicia dans ce même état de prostration, d'écoeurement, d'irritationnavrée et désolante. Il faut toute la patience inaltérable de la fée, lamagie de ses souvenirs évoqués à chaque instant pour lui rendre la viesupportable à côté de cette inquiétude, de cette colère méchante qu'onentend gronder au fond des silences de la jeune fille, et qui subitementéclatent dans une parole amère, dans un «pouah» de dégoût à propos detout… Son groupe est hideux… Personne n'en parlera… Tous lescritiques sont des ânes… Le public? un goitre immense à trois étagesde mentons… Et pourtant, l'autre dimanche, quand le duc de Moraest venu avec le surintendant des beaux-arts voir son exposition àl'atelier, elle était si heureuse

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