LES BATAILLES DE LA VIE


LA

GRANDE

MARNIÈRE

PAR

GEORGES OHNET


CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME ÉDITION

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff

50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

1907

Tous droits réservés.

il a été tiré de cet ouvrage:

Cinq exemplaires sur papier du Japon, numérotés à la presse, 1 à 5.

Deux cents exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse, 6à 205.

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII

LA

GRANDE MARNIÈRE


I

Dans un de ces charmants chemins creux de Normandie, serpentant entreles levées, plantées de grands arbres, qui entourent les fermes d'unrempart de verdure impénétrable au vent et au soleil, par une bellematinée d'été, une amazone, montée sur une jument de forme assezmédiocre, s'avançait au pas, les rênes abandonnées, rêveuse, respirantl'air tiède, embaumé du parfum des trèfles en fleurs. Avec son chapeaude feutre noir entouré d'un voile de gaze blanche, son costume de drapgris fer à longue jupe, elle avait fière tournure. On eût dit une de cesaventureuses grandes dames qui, au temps de Stofflet et de Cathelineau,suivaient hardiment l'armée royaliste, dans les traînes du Bocage, etéclairaient de leur sourire la sombre épopée vendéenne.

Élégante et svelte, elle se laissait aller gracieusement au mouvementde sa monture, fouettant distraitement de sa cravache les tiges vertesdes genêts. Un lévrier d'Écosse au poil rude et rougeâtrel'accompagnait, réglant son allure souple sur la marche lassée ducheval, et levant, de temps en temps, vers sa maîtresse, sa têtepointue, éclairée par deux yeux noirs qui brillaient sous des sourcilsen broussailles. L'herbe courte et grasse, qui poussait sous la voûtesombre des hêtres, étendait devant la promeneuse un tapis moelleux commedu velours. Dans les herbages, les vaches appesanties tendaient vers lafraîcheur du chemin leurs mufles tourmentés par les mouches. Pas unsouffle de vent n'agitait les feuilles. Sous les feux du soleil l'airvibrait embrasé, et une torpeur lourde pesait sur la terre.

La tête penchée sur la poitrine, absorbée, l'amazone allait,indifférente au charme de ce chemin plein d'ombre et de silence.

Soudainement, son cheval fit un écart, pointa les oreilles, et faillitse renverser, soufflant bruyamment, tandis que le lévrier, s'élançant enavant, aboyait avec fureur, et montrait à un homme qui venait de sauterdans le chemin creux une double rangée de dents aiguës et grinçantes.

L'amazone, tirée brutalement de sa méditation, rassembla les rênes,ramena son cheval et, s'assurant sur sa selle, adressa à l'auteur detout ce trouble un regard plus étonné que mécontent.

—Je vous demande bien pardon, Madame, dit celui-ci d'une voix pleine etsonore... Je

...

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