LES CIVILISÉS

Par

CLAUDE FARRÈRE

ROMAN


OUVRAGE AYANT OBTENU LE PRIX GONCOURT EN 1905


QUARANTE-SIXIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

A Monsieur Pierre Louÿs.

MON CHER AMI,

L'an passé, je risquais mon premier livre; et ce livre,—trèsjeune,—vous teniez à le présenter vous-même au public, à le couvrir devotre nom comme d'une égide. Vous écriviez une préface exquise, et jesais que beaucoup de gens sans indulgence ont pardonné à l'auteur paradmiration pour le préfacier.

Elle n'était pas seulement très belle, cette préface. Elle étaitadroite, et presque insidieuse. Elle piquait la curiosité du lecteur.Le lecteur n'aime rien tant que découvrir la personne de l'écrivainderrière ce qu'il écrit. Cette découverte lui présente tout l'attraitd'une incursion furtive dans les coulisses du théâtre littéraire.Votre préface, mon ami, conduisait le lecteur dans notre intimité. Vousracontiez véridiquement le hasard singulier qui nous mit en relations,et comment je fis ma première visite à Pierre Lou s un quinze juin,jour de Grand Prix.—A mon tour de conter mon anecdote. Mon ami, noussommes de plus vieilles connaissances que vous ne pensez: je vous airencontré pour la première fois,—la vraie première fois,—six ansavant le quinze juin que je rappelais tout à l'heure. Mais de cetterencontre-ci, vous ne pouvez point avoir gardé mémoire,—et pour cause.

J'avais vingt ans bien juste. J'allais partir pour un très grandvoyage—pour le Sénégal, les Antilles et New-Orléans. Et je passaisà Marseille, chez un ami, ma dernière semaine de France. Une nuitd'insomnie entêtée; j'avisai sur ma table les trois ou quatre derniersromans parus, et j'en pris un au hasard, qui me séduisit par sarobe couleur de citron pâle et son titre imprimé en bleu. Ce romans'appelait Aphrodite. Je l'ouvris au milieu, comme on ouvre toujoursles romans, et j'essayai, par son secours, de conquérir le sommeil.

Or, le sommeil fut insaisissable. Vainement j'allai jusqu'à la dernièrepage, puis je repartis de la première. Je recommençai. Je recommençaiencore. Peine perdue: l'aurore me trouva éveillé. Dans cette seulenuit, j'ai lu six fois tel chapitre que je relis encore,—je le distrès bas, à cause de votre modestie,—comme je relis les classiquesimpeccables de mon cher XVIIe siècle....

Depuis, j'ai médité sur cette nuit de lecture. Nul livre jamais, c'estpositif, ne m'a conquis comme fit Aphrodite. Et j'étais probablementalors un lecteur plus sévère que je ne suis devenu. J'étais un écolierde la veille. Sophocle, Racine, La Bruyère m'avaient enseigné le dédaindes modernes et de leurs procédés: le romantisme et le naturalismem'irritaient pareillement. Je méprisais les tumultueux, les bouchesrondes, les excessifs, comme autant de catégories d'impuissants. Jedétestais toutes brutalités, toutes violences, toutes emphases. Jehaïssais le mouvement qui déforme la ligne. Oui vraiment, j'étaisun féroce lecteur, sectaire, et tout à fait intransigeant dans sareligion....

Au fait, mon cher ami, voilà pourquoi votre Aphrodite s'emparasi vite de moi, et me posséda entier. C'est qu'elle était de mareligion,—la religion des belles lignes harmonieuses et immobiles,la religion de la Beauté toute nue et toute pure. Très exactement,vous me donniez la déesse même adorée en mon temple; et vous me ladonniez vivante, t

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