ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME V

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



LXXVI

OÙ MICHELE SE FACHE SÉRIEUSEMENT AVEC
LE BECCAÏO.

Les illustres fugitifs n'étaient pas les seuls qui,dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre levent et la mer.

A deux heures et demie, selon sa coutume, lechevalier San-Felice était rentré chez lui, et, avecune agitation en dehors de toutes ses habitudes,avait deux fois appelé:

--Luisa! Luisa!

Luisa s'était élancée dans le corridor; car, au son dela voix de son mari, elle avait compris qu'il se passaitquelque chose d'extraordinaire: elle en fut convaincueen le voyant.

En effet, le chevalier était fort pâle.

Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce quis'était passé dans la rue San-Carlo, c'est-à-dire lamutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalierétait, sous sa douce apparence, extrêmementbrave et surtout de cette bravoure que donne auxgrands coeurs un profond sentiment d'humanité, sonpremier mouvement avait été de descendre et decourir au secours du courrier, qu'il avait parfaitementreconnu pour celui du roi; mais, à la porte de labibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal,qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé:

--Où allez-vous, San-Felice?

--Où je vais? où je vais? avait répondu San-Felice.Votre Altesse ne sait donc pas ce qui se passe?

--Si fait, on égorge un homme. Mais est-ce chosesi rare qu'un homme égorgé dans les rues de Naples,pour que vous vous en préoccupiez à ce point?

--Mais celui qu'on égorge est un serviteur du roi.

--Je le sais.

--C'est le courrier Ferrari.

--Je l'ai reconnu.

--Mais comment, pourquoi égorge-t-on un malheureuxaux cris de «Mort aux jacobins!» quand,au contraire, ce malheureux est un des plus fidèlesserviteurs du roi?

--Comment? pourquoi? Avez-vous lu la correspondancede Machiavel, représentant de la magnifiquerépublique florentine à Bologne?

--Certainement que je l'ai lue, monseigneur.

--Eh bien, alors, vous connaissez la réponse qu'ilfit aux magistrats florentins à propos du meurtre deRamiro d'Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiersempalés sur quatre pieux, aux quatre coins dela place d'Imola?

--Ramiro d'Orco était Florentin?

--Oui, et, en cette qualité, le sénat de Florencecroyait avoir droit de demander à son ambassadeurdes détails sur cette mort étrange.

San-Felice interrogea sa mémoire.

--Machiavel répondit: «Magnifiques seigneurs,je n'ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d'Orco,sinon que César Borgia est le prince qui sait lemieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites.»

--Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec unpâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cherchevalier, et pesez-y la réponse de Machiavel.

Le chevalier remonta sur son échelle, et il n'enavait pas gravi les trois premiers échelons, qu'ilavait compris qu'une main qui avait intérêt à lamort de Ferrari, avait dirigé les coups qui venaientde le frapper.

Un quart d'heure après, on appelait le prince dela part de son père.

--Ne quittez pas le palais sans m'avoir revu, ditle duc de Calabre au chevalier; car j'aurai, selontoute probabilité, quelque chose de nouveau à vousannoncer.

En effet, moins d'une heure après, le princerentra.

--San-Felice, lui dit-il, vous vous rappelez la promesseque vous m'avez faite de m'accompagner enSicile?

--Oui, monseig

...

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