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Rue de Châteaudun, sur la façade d'un des immeubles qui avoisinent lesjardins, derniers vestiges des seigneuriales demeures où habitèrentTalleyrand et la reine Hortense, se lit, sur une plaque de marbre, cetteinscription: Banque de l'Alimentation—Vernier-Mareuil. Cette maison,hautement estimée dans le commerce, porte les noms de deux hommes trèsconnus dans le monde parisien pour leur soudaine et rapide ascensionvers la grande fortune. En vingt ans, Vernier et son beau-frère Mareuil,partis de rien, sont arrivés à tenir une place prépondérante à laBourse, et les banques les plus solides sont obligées de compter aveceux. Par l'alimentation, ils étendent leur influence sur le négoce desvins, des eaux-de-vie et des liqueurs, et enlacent le Midi tout entiersous les mailles d'un gigantesque filet dont ils tiennent la corde dansleurs bureaux de la rue de Châteaudun.
Ils ont établi, pour lutter contre la mévente des vins, un système deprêts sur warrants qui met en leur dépendance tous les viticulteurs deFrance embarrassés dans leurs affaires. Il est juste de dire qu'ilsn'abusent pas de cette puissance formidable, qu'ils ne l'exercent qu'auprofit de leurs adhérents, et se bornent, en ce qui les concerne, à seprocurer dans des conditions avantageuses les alcools qui leur servent àfabriquer les apéritifs célèbres avec la vente desquels ils ont commencéleur fortune. A la Bourse du Commerce, Vernier-Mareuil sont aussiglorieusement connus, traités avec autant de respectueuse déférence queRothschild, à la Bourse des Valeurs. Ils sont, au point de vue spécialde l'alimentation, de véritables potentats. Et quand on a dit d'unespéculation: «Les Vernier-Mareuil en sont», il n'y a plus qu'às'incliner devant la réussite certaine.
Vernier n'avait pas eu des commencements brillants. Après son servicemilitaire, fait, tant bien que mal, dans un régiment de ligne, àCourbevoie, il était entré, à vingt-quatre ans, chez un marchand de vinsdu quai de Bercy, qui l'avait initié à tous les mystères de la scienceœnophile. Il avait, pendant quelques mois, manié le campèche, l'acidetartrique, et fabriqué des tonnes de vin, dans lesquelles l'eau de laSeine entrait pour plus que le jus de la vigne. Le commerce lui avaitparu si facile et si simple qu'il avait rêvé de l'exercer pour sonpropre compte. Il avait loué une petite boutique avenue de Tourville,près de l'École militaire, et s'était mis à pratiquer la falsificationdes boissons avec autant de suite que de succès.
Mais bientôt la vente du vin, dans lequel il n'y avait pas de vin, luiparut sans intérêt. Il rêva de doter l'ivrognerie nationale d'un produitpersonnel, et comme ses études en l'art de frelater les liqu