ALAIN-FOURNIER
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU
1913
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptationsréservés pour tous pays
Copyright by Émile-Paul frères, 1913.
Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.
A ma sœur Isabelle
LE GRAND MEAULNES
Il arriva chez nous un dimanche de novembre189…
Je continue à dire «chez nous», bien que lamaison ne nous appartienne plus. Nous avonsquitté le pays depuis bientôt quinze ans et nousn'y reviendrons certainement jamais.
Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieurde Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelaisM. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait àla fois le Cours supérieur, où l'on préparait lebrevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mèrefaisait la petite classe.
Une longue maison rouge, avec cinq portesvitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité dubourg; une cour immense avec préaux et buanderie,qui ouvrait en avant sur le village par ungrand portail; sur le côté nord, la route où donnaitune petite grille et qui menait vers La Gare,à trois kilomètres; au sud et par derrière, deschamps, des jardins et des prés qui rejoignaientles faubourgs… tel est le plan sommaire de cettedemeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentéset les plus chers de ma vie—demeured'où partirent et où revinrent se briser, commedes vagues sur un rocher désert, nos aventures.
Le hasard des «changements», une décisiond'inspecteur ou de préfet, nous avaient conduitslà. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,une voiture de paysan, qui précédait notre ménage,nous avait déposés, ma mère et moi, devantla petite grille rouillée. Des gamins qui volaientdes pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusementpar les trous de la haie… Ma mère,que nous appelions Millie, et qui était bien laménagère la plus méthodique que j'aie jamaisconnue, était entrée aussitôt dans les pièces rempliesde paille poussiéreuse, et tout de suite elleavait constaté avec désespoir, comme à chaque«déplacement», que nos meubles ne tiendraientjamais dans une maison si mal construite… Elleétait sortie pour me confier sa détresse. Tout enme parlant, elle avait essuyé doucement avec sonmouchoir ma figure d'enfant noircie par levoyage. Puis elle était rentrée faire le compte detoutes les ouvertures qu'il allait falloir condamnerpour rendre le logement habitable… Quant à moi,coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étaisresté là, sur le gravier de cette cour étrangère,à attendre, à fureter petitement autour dupuits et sous le hangar.
C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'huinotre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouverle lointain souvenir de cette première soirée d'attentedans notre cour de Sainte-Agathe, déjà cesont d'autres attentes que je me rappelle; déjà,les deux mains appuyées aux barreaux du portail,je me vois épiant avec anxiété quelqu'un quiva descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginerla première nuit que je dus passer dansma mansarde, au milieu des greniers du premierétage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle;je ne suis plus seul dans cette chambre; unegrande ombre inquiète et amie passe le long desmurs et se promène. Tout ce paysage paisible—l'éco