ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.

NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.

TOME TROISIÈME.

A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.

Ce volume contient

La troisième partie des Opinions deTristram Shandy.

VIE
ET OPINIONS
DE
TRISTRAM SHANDY.

CHAPITRE PREMIER.
L'embarras du choix.

Ces dissertations subtiles et savantes avoientcharmé mon père; et cependant, à proprementparler, elles n'avoient fait que verserdu baume sur sa blessure.—Son attente setrouvoit trompée.—La tache du nom deTristram restoit indélébile;—et quand monpère fut de retour chez lui, le poids de sesmaux lui parut plus insupportable qu'auparavant.C'est ce qui arrive toujours quandla ressource sur laquelle nous avions compténous échappe.

Il devint pensif.—Il sortit, et se promenad'un air agité le long de son canal; il rabattitson chapeau sur ses yeux, il soupira beaucoup,mais sans laisser éclater son ressentiment;—etcomme, suivant Hippocrate,les étincelles rapides de la colère favorisentsingulièrement la digestion et la transpiration,et qu'il est, par conséquent, infiniment dangereuxd'en arrêter l'explosion,—mon père,pour avoir contenu la sienne, seroit infailliblementtombé malade, si, dans ce momentcritique, il ne lui étoit survenu une diversion,qui détourna ses idées et rétablit sa santé.—Cettediversion étoit un nouvel embarras,et ce nouvel embarras étoit occasionné parun legs de mille livres sterlings que lui laissoitma tante Dinach.

Mon père n'eut pas sitôt achevé la lettrequi lui en apportoit la nouvelle, qu'il se mità se creuser et à se tourmenter l'esprit, pourtrouver à son legs l'emploi le plus avantageuxet le plus honorable pour sa famille.—Centcinquante projets, plus bizarres les unsque les autres, lui passèrent par la cervelle.—Ilvouloit faire ceci, et puis cela, et puiscela encore.—Il vouloit aller à Rome;—ilvouloit plaider.—«Non, disoit-il, j'acheteraides effets publics,—ou j'acheteraila ferme de John Hobson;—ou plutôt,il faut que je rebâtisse la façade de monchâteau, et que j'ajoute une aile à cellequi y est déjà.—Cependant voici un beaumoulin à eau de ce côté, si je construisoisau-delà de la rivière un beau moulin à vent,que je verrais tourner de mes fenêtres:—maisil faut,—il faut avant tout, quej'ajoute le grand Oxmoor à mon enclos,et que je fasse partir mon fils Robert pourses voyages.»

Malheureusement la somme étoit bornée,et ses projets ne l'étoient pas.—Ne pouvanttout exécuter, il falloit choisir.—De tousles projets qui s'offroient à lui, les deux dernierssembloient lui tenir le plus au cœur;et il s'y seroit infailliblement arrêté, s'il eûtpu les embrasser tous deux à-la-fois: maisle petit inconvénient que j'ai déjà fait entendre,l'obligeoit à se décider pour l'un oupour l'autre.

C'est ce qui n'étoit pas facile.

Mon père, à la vérité, avoit depuis long-tempsreconnu la nécessité indispensable defaire voyager mon frère Robert.—Il avoitmême destiné à cette dépense les premiersfonds qui lui rentreraient des actions qu'ilavoit dans l'affaire du Mississipi.

Mais Oxmoor étoit une commune si belle,si vaste, si bien située!—une commune quine demandoit qu'à être défrichée et desséchée!—quitouchoit au domaine des Shandy,sur laquelle même nous avions quelque espècede droits! une commune enfin que depuislong-temps mon père avoit résolu de tournerà son profit de manière ou d'autre!

Comme jusques-là rien ne l'avoit mis dansla nécessité de justifier l'ancienneté ou lajustice de ses droits, mon père, en hommesage, e

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