Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), La pêcheuse d'âmes (Die Seelenfängerin)(1889)
Produced by Daniel FROMONT
Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1889
Droits de propriété réservés.
Devant mon esprit se dévoile tout ce qui sera.
ESCHYLE.
Un cri sauvage et désespéré comme celui d'un tigre blessé retentitdans le silence et le calme du soir. Les chevaux s'arrêtèrent, sansque le cocher tirât sur les rênes; et, pendant qu'il se signait, unjeune officier se levait dans la légère calèche et regardait tout émudans la direction d'où était venu ce cri épouvantable.
"Qu'est-ce?
- On dirait qu'un homme a crié au secours, répondit le cocher.
- Où?
- Si j'ai bien entendu, cela venait de l'eau."
L'officier sauta hors de la calèche et s'élança vers la rivière, àtravers les chaumes et les épaisses broussailles. Encore un cri, undernier, étouffé, cette fois, un cri de détresse, suppliant; puisl'eau fit entendre un sifflement, comme si l'on y avait jeté unepierre brûlante.
"Il y a quelqu'un qui se noie," pensa l'officier. Il prit sonrevolver, courut à en perdre haleine vers la rive à travers la prairieet les roseaux. Dans le demi-jour qui suivait le coucher du soleil,l'eau avait des reflets blafards; les flots roulaient avec des teintesde plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dansle petit bois où était maintenant l'officier, ni dans l'eau quimurmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s'élevait en face.
Le jeune homme songeait à s'en retourner, lorsque sur l'autre riveapparut quelques chose de blanc, puis une forme humaine, puis unedeuxième.
"Qui va là?" cria-t-il.
Pas de réponse.
"Halte!"
La blanche apparition s'éloigna en flottant en l'air, et en même tempsles buissons semblèrent s'animer.
"Halte! ou je tire!" cria de nouveau l'officier.
Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avecson revolver. L'éclair et la détonation traversèrent solennellementles sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Lesétranges fantômes s'étaient évanouis.
Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.
"L'avez-vous touché, herr lieutenant? demanda le cocher.
- Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.
- Qui sait si c'en étaient? dit le cocher. Il se passe des choses peurassurantes dans ce pays-ci.
- Quoi donc?"
Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. "Ce qu'il y a demieux, c'est de n´en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herrZésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard."
Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirentà toute vitesse, traversant les flaques d'eau qui rejaillissaient etles