PORTRAITSLITTÉRAIRES

TOME II




PAR

C.-A. SAINTE-BEUVE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Nouvelle Édition revue et corrigée.

1862





MOLIÈRE, DELILLE,
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, LE GÉNÉRAL
LA FAYETTE, FONTANES, JOUBERT, LÉONARD,
ALOÏSIUS BERTRAND, LE COMTE DE SÉGUR,
JOSEPH DE MAISTRE, GABRIEL NAUDÉ.





MOLIÈRE

Il y a en poésie, en littérature, une classe d'hommes horsde ligne, même entre les premiers, très-peu nombreuse, cinqou six en tout, peut-être, depuis le commencement, et dontle caractère est l'universalité, l'humanité éternelle intimementmêlée à la peinture des moeurs ou des passions d'uneépoque. Génies faciles, forts et féconds, leurs principaux traitssont dans ce mélange de fertilité, de fermeté et de franchise;c'est la science et la richesse du fonds, une vraie indifférencesur l'emploi des moyens et des genres convenus, toutcadre, tout point de départ leur étant bon pour entrer enmatière; c'est une production active, multipliée à travers lesobstacles, et la plénitude de l'art fréquemment obtenue sansles appareils trop lents et les artifices. Dans le passé grec,après la grande figure d'Homère, qui ouvre glorieusementcette famille et qui nous donne le génie primitif de la plusbelle portion de l'humanité, on est embarrassé de savoir quiy rattacher encore. Sophocle, tout fécond qu'il semble avoirété, tout humain qu'il se montra dans l'expression harmonieusedes sentiments et des douleurs, Sophocle demeure siparfait de contours, si sacré, pour ainsi dire, de forme etd'attitude, qu'on ne peut guère le déplacer en idée de sonpiédestal purement grec. Les fameux comiques nous manquent,et l'on n'a que le nom de Ménandre, qui fut peut-êtrele plus parfait dans la famille des génies dont nous parlons;car chez Aristophane la fantaisie merveilleuse, siathénienne, si charmante, nuit pourtant à l'universalité.A Rome je ne vois à y ranger que Plaute, Plaute mal appréciéencore1, peintre profond et divers, directeur de troupe,acteur et auteur, comme Shakspeare et comme Molière, dontil faut le compter pour un des plus légitimes ancêtres. Maisla littérature latine fut trop directement importée, trop artificielledès l'abord et apprise des Grecs, pour admettre beaucoupde ces libres génies. Les plus féconds des grands écrivainsde cette littérature en sont aussi les plus littérateurs etrimeurs dans l'âme, Ovide et Cicéron. Au reste, à elle l'honneurd'avoir produit les deux plus admirables poëtes deslittératures d'imitation, d'étude et de goût, ces types châtiéset achevés, Virgile, Horace! C'est aux temps modernes et àla renaissance qu'il faut demander les autres hommes quenous cherchons: Shakspeare, Cervantes, Rabelais, Molière, etdeux ou trois depuis, à des rangs inégaux, les voilà tous; onles peut caractériser par les ressemblances. Ces hommes ontdes destinées diverses, traversées; ils souffrent, ils combattent,ils aiment. Soldats, médecins, comédiens, captifs, ils ontpeine à vivre; ils subissent la misère, les passions, les tracas,la gêne des entreprises. Mais leur génie surmonte les liens,et, sans se ressentir des étroitesses de la lutte, il garde le collierfranc, les coudées franches. Vous avez vu de ces beautésvraies et naturelles qui éclatent et se font jour du milieude la misère, de l'air malsain, de la vie chétive; vous avez,bien que rarement, rencontré de ces admirables filles dupeuple, qui vous apparaissent formées et éclairées on ne saitd'où, avec une haute perfection de l'ensemble, et dont l'onglemême est élégant: elles empêche

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