PAR
ÉLISÉE RECLUS
NEUVIÈME ÉDITION
BIBLIOTHÈQUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET CIE, 18, RUE JACOB
PARIS
Tous droits de traduction et de reproduction réservés
9405.—PARIS, IMPRIMERIE A. LAHURE
9, Rue de Fleurus, 9
HISTOIRE D'UN RUISSEAU
L'histoire d'un ruisseau, même de celuiqui naît et se perd dans la mousse, est l'histoirede l'infini. Ces gouttelettes qui scintillentont traversé le granit, le calcaire etl'argile; elles ont été neige sur la froide montagne,molécule de vapeur dans la nuée,blanche écume sur la crête des flots; le soleil,dans sa course journalière, les a fait resplendirdes reflets les plus éclatants; la pâlelumière de la lune les a vaguement irisées;la foudre en a fait de l'hydrogène et de l'oxygène,puis d'un nouveau choc a fait ruisseleren eau ces éléments primitifs. Tous les agentsde l'atmosphère et de l'espace, toutes lesforces cosmiques ont travaillé de concert àmodifier incessamment l'aspect et la positionde la gouttelette imperceptible; elle aussi estun monde comme les astres énormes quiroulent dans les cieux, et son orbite se développede cycle en cycle par un mouvementsans repos.
Toutefois notre regard n'est point assezvaste pour embrasser dans son ensemble lecircuit de la goutte, et nous nous bornonsà la suivre dans ses détours et ses chutesdepuis son apparition dans la source jusqu'àson mélange avec l'eau du grand fleuve ou del'océan. Faibles comme nous le sommes,nous tâchons de mesurer la nature à notretaille; chacun de ses phénomènes se résumepour nous en un petit nombre d'impressionsque nous avons ressenties. Qu'est le ruisseau,sinon le site gracieux où nous avons vuson eau s'enfuir sous l'ombrage des trembles,où nous avons vu se balancer ses herbesserpentines et frémir les joncs de ses îlots?La berge fleurie où nous aimions à nous étendreau soleil en rêvant de liberté, le sentiersinueux qui borde le flot et que nous suivionsà pas lents en regardant le fil de l'eau,l'angle du rocher d'où la masse unie plongeen cascade et se brise en écume, la sourcebouillonnante, voilà ce qui dans notre souvenirest le ruisseau presque tout entier.Le reste se perd dans une brume indistincte.
La source surtout, l'endroit où le filetd'eau, caché jusque-là, se montre soudain,voilà le lieu charmant vers lequel on se sentinvinciblement attiré. Que la fontaine sembledormir dans une prairie comme une simpleflaque entre les joncs, qu'elle bouillonnedans le sable en jonglant avec les paillettes dequartz ou de mica, qui montent, descendentet rebondissent en un tourbillon sans fin,qu'elle jaillisse modestement entre deux pierres,à l'ombre discrète des grands arbres, oubien qu'elle s'élève avec bruit d'une fissurede la roche, comment ne pas se sentir fascinépar cette eau qui vient d'échapper à l'obscuritéet reflète si gaiement la lumière? Enjouissant nous-mêmes du tableau ravissantde la source, il nous est facile de comprendrepourquoi les Arabes, les Espagnols, les montagnardspyrénéens et tant d'autres hommesde toute race et de tout climat ont vu dansles fontaines des «yeux» par lesquels lesêtres enfermés dans les roches tén