Pour bien comprendre la Chine, il faut savoir qu'elle porte au cœurdepuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante.Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l'antiquedynastie des Ming dut céder le trône à celle des Tsin envahisseurs;mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter, ni d'attendre sonretour. La révolution est donc permanente en Chine; c'est un feu quicouve éternellement, éclate en incendie dans quelque province, puiss'éteint pour se rallumer bientôt dans une autre.
L'Empire Jaune est sans doute trop immense pour que les révoltéspuissent s'entendre et, par un effort collectif, briser enfin le jougdes Tartares. Plusieurs fois cependant, les Chinois de race furenttout près de la victoire. Ainsi, il y a une vingtaine d'années, desévénements que l'Europe n'a jamais bien connus, bouleversèrent laChine. Les révoltés, victorieux pour un temps, proclamèrent à Nang-Kingun empereur de sang chinois et de la dynastie des Ming. Il s'appelaitRon-Tsin-Tsé, ce qui signifie: la Floraison définitive, et sa périodefut nommée par ses fidèles Taï-Ping-Tien-Ko, ce qui signifie: l'Empirede la grande paix céleste. Il régna dix-sept années, concurremment avecl'empereur tartare de Pékin, et à peine dans l'ombre.
Plus tard, on s'efforça de supprimer même son histoire; les livres quila contaient furent confisqués et brûlés, et on défendit, sous peine demort, de prononcer son nom.
Voici cependant la traduction du passage qui le concerne, dans levolumineux rapport adressé par le général tartare Tsen-Kouan-Weï àl'empereur de Pékin:
«Quand les révoltés se soulevèrent dans la province de Kouang-Tong,dit-il, ils s'étaient emparés de seize provinces et de six centsvilles. Leur coupable chef et ses criminels amis étaient devenusformidables. Tous leurs généraux se fortifiaient dans les places qu'ilsavaient prises, et ce n'est qu'après trois années de siège que nousfûmes de nouveau maîtres de Nang-King. En ce moment, l'armée rebellecomptait plus de cent mille hommes, mais pas un seul ne consentit à serendre. Dès qu'ils se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais etse brûlèrent vifs. Beaucoup de femmes se pendirent, s'étranglèrent ouse jetèrent dans les lacs des jardins. Je parvins cependant à faireprisonnière une jeune fille et je la pressai de me dire où était leurempereur, «Il est mort, répondit-elle; vaincu, il s'est empoisonné;mais aussitôt après on a proclamé empereur son fils Hon-Fo-Tsen.» Elleme conduisit ensuite à sa tombe, que je donnai l'ordre de briser; ony trouva en effet l'empereur, qu'enveloppait un linceul de soie jaunebrodé de dragons. Il était vieux, chauve, avec une moustache blanche.Je fis brûler son cadavre et jeter sa cendre au vent. Nos soldatsdétruisirent tout ce qui restait dans les murs; il y eut trois jourset trois nuits de tueries et de pillages. Cependant une troupe dequelques milliers de rebelles, très bien armés, réussit à s'échapperde la ville, après avoir revêtu les costumes de nos morts, et il est àcraindre que leur nouvel empereur ait pu fuir avec eux.»
Cet empereur Hon-Fo-Tsen, qui, en effet, avait pu s'enfuir de Nang-King,fut considéré par les vrais Chinois comme le souverain légitime, etsa descendance, secrètement, lui succédera vraisemblablement sansinterruption.
Il y a qu