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LA FORCE

PAR
PAUL ADAM
PARIS
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF

1899

Par les routes, les sentes, les pistes, l'armée du Directoire continuaitsa marche à travers la forêt hérissant le pays de Bade. Soixante milleAutrichiens poussaient à la rive rhénane les divisions de Jourdan; unebrigade de cavalerie protégeait, à l'extrême gauche, la retraite. Avecdix houzards, le maréchal des logis Héricourt formait le dernier échelond'arrière-garde. Ils sortirent, à leur tour, d'un vallon, gravirent leterrain, ne quittèrent pas la crête, selon les ordres.

Les uniformes du régiment achevèrent de s'effacer derrière lescolonnades de sapins. Une cuivrure de selle, un fourreau de sabre,luisèrent encore, peu d'instants. Des croupes pommelées de chevaux sedandinèrent, qui supportaient les silhouettes lasses des soldats auxdolmans amarante. Après, seule demeura l'ombre vaporeuse d'une vedetteimmobilisée à la fourche des chemins.

Les dix houzards s'étant arrêtés au signe, Héricourt appuya la bride surl'encolure du cheval qui tourna dans une flaque, et les cavaliers firentface à la venue probable de l'ennemi. L'air même parut dangereux.Devant, s'obscurcissait la profondeur du vallon qu'ils venaient deparcourir. Des bois aussi bordaient l'autre pente, où, près d'unecabane, quatre bûcherons cessèrent d'équarrir un orme.

D'abord il ne passa que des vols d'hirondelles parmi la finesse grise dela pluie. En s'éclairant davantage, le ciel laiteux révéla, fort loinsur la gauche, quelques plumets rouges aux bicornes de fantassins: unecompagnie semée dans les houblonnières guettait aussi. Bernard comptales havresacs velus sur les échines des soldats accroupis dans lesfossés. La présence de cette force le réconforta. Avec moins de prudenceil mena sa bête hors des arbres, se redressa sur les étriers.

De nouveau il eut faim.

Depuis la veille, c'était la sensation maîtresse, un détestable goût desur à la lèvre sèche. Le souvenir de certaine lourde tarte servienaguère aux noces de sa jeune sœur flatta d'une saveur illusoire lepalais; et la langue chercha la succulence croustillante de quelquebribe incrustée, par hasard, entre les dents. Il ne délogea que ledébris acide d'une feuille mâchée. Sa mémoire consolatrice évoqual'engloutissement du liquide versé dans sa gorge, d'une viande chaudeavalée, de mies spongieuses mastiquées. Vide était la gourde. Lescantines ayant suivi les chemins larges, au nord, derrière l'artillerie,personne de la brigade ne mangerait avant midi, le lendemain, lorsqueles fourgons s'ouvriraient à l'abri sur le versant occidental de laForêt Noire.

Héricourt haït sa misère. Ignoblement la boue recouvrait ses bottes àcœur, ses culottes collantes, les jambes et le ventre du cheval, lesemblèmes en cuivre de la sabretache. Huit boutons manquaient à sondolman; un morceau pendait le long de la manche, jusqu'aux galons dugrade, et mettait à nu la doublure. Ses mains noircies par le cirage desbrides lui répugnaient autant que les effluves de sueur et de cuir. Lecheval fumait aux flancs. Le poil puait. Bernard envia ses frères, lesmarins, qui, de Dunkerque, menaient leur trois-mâts aux côtesbarbaresques. Sur quelles mers de soleil, à cette heure, respiraient-ilsla brise gonflant les voiles qui inclinent le navire contre la penteinfinie de

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