MAURICE MAGRE
PARIS
BERNARD GRASSET
ÉDITEUR
49, Rue Gay-Lussac
1908
DU MÊME AUTEUR
POÉSIES
CONTES
THÉATRE
En Préparation
O jeune homme qui viens faire de la littérature àParis, qui as peu d’argent et pour la première foisapparais à la gare d’Orsay, arrête. Il est temps encore.Tu pourrais, ayant contemplé les quais mélancoliques,le Louvre bas, reprendre un train qui te remporteraitvers la ville d’où tu viens. Tu gagneraisainsi, peut-être, dix années de ta vie.
Mais non ! Tu te diriges allègrement vers le quartierlatin, à pied, car une légende provinciale représenteles cochers de fiacres, pauvres esclaves errants,comme des personnages injurieux et redoutables.
Le choix d’un logis est une chose grave. Il faut payerd’avance le propriétaire de l’hôtel garni et tu serascondamné à rester un mois entier dans une chambremisérable, si tu cèdes à ta timidité et si tu acceptes lapremière venue, à cause de l’œil narquois du garçonqui te la fais visiter.
Veille à ce que le numéro de cette chambre ne soitpas marqué sur la porte par un chiffre énorme. Tuentendras assez souvent dans l’hôtel des phrases tellesque celles-ci :
Les lettres du huit ! Le huit a sonné ! Une visitepour le huit !
Tu souffriras de sentir ton nom dédaigné et tu nepeux te douter combien il te serait amer, de voir, àminuit, à la lueur de ta bougie qui vacille, se dresserencore ce numéro fatidique comme le symbole deton existence, désormais anonyme, dans la grandeville.
Veille encore à ce que cette chambre renferme unecheminée. Cela n’est point négligeable. Tes écrits seressentiraient de cette absence. Ils seraient chétifs etgrelottants, car il y a de grands vides sous lesportes, et les fenêtres laissent passer l’air abondamment.
N’examine pas les meubles. Ils sont laids et dégagentune odeur indéfinissable de vieilleries. Accoutume-toià leur médiocrité. Seule la table méritequelque intérêt. Si tu en soulèves le tapis, peut-êtrey trouveras-tu une curieuse inscription, attestant lepassage d’un autre jeune homme semblable à toi.
N’aie pas honte de la pauvreté de ton hôtel. Affecteau contraire d’en tirer vanité. Si quelque ami t’accompagnepar la suite jusqu’à ta porte, raconte desanecdotes pittoresques sur ces vieux murs dont tonimagination te fournira les thèmes variés ; parle despersonnages illustres qui les ont habités. Ainsi tuseras aisément comparé à un héros de Balzac et mêmecelui qui a un riche appartement enviera peut-être lafantaisie de ta vie.
Crains cette grosse dame trop aimable et trop familière,cette gérante curieuse et bavarde. Elle te tendchaque soir ta bougie avec quelques paroles de bienveillance.Hâte-toi par un sourire complaisant deflatter la bonne tenue de sa maison, loue son espritet même sa beauté, si elle y prétend encore.