PIERRE MILLE

L’ANGE
DU
BIZARRE

— PARIS —
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, rue Antoine-Chantin (XIVe)

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

20 exemplaires
sur papier vergé pur fil
des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse.

Copyright by J. Ferenczi, 1921

LA HACHE

… La grande danseuse avait fini de danser,maintenant on s’en allait. Dans la nuit, les languidesmollesses d’un vent tiède, qui venait dusud, faisaient trembler doucement les frangesjaunes et rouges de la tente de toile que, parmagnificence, la direction avait jetée de la portedu théâtre jusqu’à la chaussée. Les belles autosnoires, les autos de luxe, silencieuses et souples,s’arrêtaient tour à tour au bord du trottoir. Onvoyait, une seconde, sur leur marche-pied, brillerl’or ou l’argent d’un soulier de bal, puis derrièrela vitre, une figure de femme apparaissait, un peulasse sous les fards décolorés, mais très fière, heureused’avoir été vue trois heures durant, au fondd’une loge, dans ce lieu de luxe et d’ennui ; et elleavait raison, puisqu’on la nommait.

Ils étaient là trois hommes, qui regardaient.Inconsciemment peut-être, ils avaient la sensationqu’à cette minute, sous la lueur incomplète etfausse des globes électriques allumés sur la place,les couleurs de ces soies et de ces brocarts, l’éclatchangeant des vieilles robes de Chine transforméesen « sorties » de spectacle et de soirée, lesteintes d’or ou de bois des îles des cheveluresondulées, prenaient enfin toute leur valeur et leurmagie. L’un d’eux murmura subitement, commese parlant à lui-même et soulagé :

— C’est beau, ça, c’est vraiment beau ! Ceux quisont restés dehors, les pauvres diables qui ouvrentles portières et attendent nos bouts de cigarettesaux entr’actes, n’ont rien à nous envier.

Les deux autres eurent un petit mouvement destupeur et presque d’indignation.

— Alors, vous, Marlis, ne trouvez pas qu’elledanse bien ?

— Si vous voulez, répondit-il lentement etcomme cherchant sa pensée, si vous voulez. Maisje suis un homme trop simple, sans doute, je visles trois quarts de l’année dans ma Bretagne, àl’époque où vous n’y venez point, vous autres, enplein hiver et au printemps, ce délicieux printempsbreton qui apparaît comme uns épiphanie,parmi les faces rudes des hommes, et comme endérision de la mer insolente… Alors je suis devenupareil à ces hommes. Pour eux, comme pour moimaintenant, la laideur est la laideur, telle qu’onl’a toujours connue, et la beauté est la beauté, telleque nous l’avons aimée au cours des siècles, normale,saine, et ordinaire… Oui, j’ai changé ; j’aiperdu, j’en ai peur, ma couche de civilisation etj’en suis arrivé à croire que la beauté c’est l’ordinaire,l’ordonné, si vous voulez, épuré, sans accidents.Mais les brutes qui m’entourent en sont encorebien plus convaincues que moi. Ce sont euxqui m’ont converti.

» … Si vous saviez ce qu’elle était pareille àcette nuit où nous sommes, la nuit que j’ai passéedans un bouge de Paimpol, voilà cinq ou six ans.Pareille malgré toutes les différences, malgré l’horreur,malgré la bassesse, malgré la malpropretédu lieu. Vous connaissez ces instants où le sentimentd’amertume spirituelle, de honte fangeusequ’on éprouve de soi-même est sans cause, et vientdu dedans ; où on est dégoûté de tout, de l’universentier, plus encore de soi-même, sans savoirpourquoi. Ils sont fréquents, surtout pendant lesannées de jeunesse. Je suppose que c’est la

...

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