LE DRAGON IMPÉRIAL

PAR

JUDITH MENDÈS

(Judith Gautier)
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
PASSAGE CHOISEUL, 47
M. DCCC. LXIX

Table de matières


CHAPITRE PREMIER

TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LA TERRE


Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme prend la forme d'undragon qui suit humblement les pas de son maître, cet hommetiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptreimpérial.

Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miraclequ'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et unenuée de malheurs descendrait du ciel.


C'était dans le grand champ de Chi-Tse-Po, à trente lis de Pey-Tsin.Le vent de la dixième lune effeuillait les arbres, les arbres peunombreux, car il n'y avait qu'un orme dans ce champ, à côté d'uncannellier.

Vers l'orient s'élevaient les dix étages retroussés d'une pagode audelà de laquelle apparaissait une pagode encore, plus vague et pluslointaine. C'était tout; l'œil pouvait s'emplir d'espace et arriversans halte à la ligne vaporeuse et rose de l'horizon.

Sous le cannellier un homme était assis, riant à la lumière quiblanchissait la plaine d'un bout à l'autre, sans intervalle nihésitation, et parfois grelottant un peu malgré les trois robessomptueuses dont il était vêtu; car le soleil des jours d'automneréchauffe beaucoup moins qu'il n'éclaire, et les premières froiduressont les plus sensibles au corps, comme le premier reproche d'un amiglace le cœur plus douloureusement.

Cet homme, jeune encore et d'agréable mine, était singularisé au plushaut point par l'extrême mobilité de ses traits qui ne laissaientaucun sentiment inexprimé, se tendant, se ridant, s'allongeantou s'épanouissant sous les diverses influences d'un esprit sansdoute très-prompt; ses petits yeux, que tour à tour couvraient etdécouvraient des paupières clignotantes, roulaient avec tant de vitessetant de pensées joyeuses, malignes ou bizarres, qu'ils faisaient songerpar leur palpitant éclat au miroitement du soleil sur l'eau; et sabouche bien faite, toujours entr'ouverte par quelque sourire, laissaitvoir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grandjour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard.Tout cet être était délicat, fluet; on pressentait des dextéritésinfinies dans la frêle élégance de ses membres; il devait monter auxarbres comme un singe et franchir les rivières comme un chat sauvage;ses petites mains étroites, un peu maigres, aux ongles plus longsque les doigts, étaient certainement capables de tisser des toilesd'araignées ou de broder une pièce de vers sur la corolle d'une fleurde pêcher.

Comme lui-même, ses vêtements étaient clairs, pailletés, vivaces: surdeux robes de crêpe grésillant il portait un surtout en damas rosâtrequ'ourlait une haute bordure de fleurs d'argent et que serraient à lataille les enlacements d'une écharpe frangée d'où pendait un petitencrier de voyage à côté d'un rouleau de papier jaune; un grand colletde velours tramé d'argent lui couvrait les épaules, et, sur sa calottede soie violette, qu'ornait une mince plume verte, le bouton de rubisdes lettrés de première classe rougeoyait fièrement comme la crête d'unjeune coq.

Quant à ses noms, qu'il devait à son bon goût, car le fait de sonexistence était la seule chose par laquelle il fût induit à croirequ'il avait probablement eu des parents, ils se composaient de troissyllabes aimables qui faisai

...

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