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G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
1888
La journée tirait à sa fin—une pluvieuse journée de février—et bienque le ciel se fût éclairci, la lumière pénétrait déjà avec peine àtravers les carreaux verdâtres de la pièce où se réunissait chaque soirla famille de Mauprié. Les fenêtres donnaient sur l'unique rue duvillage; en soulevant le rideau, on pouvait apercevoir la routedétrempée par la pluie, la rue tournante, les maisons basses aux toitsmoussus, l'abside de la vieille église de Lachalade, et dans le fond, laforêt d'Argonne voilée d'une brume violette. Près de l'une des croisées,la veuve de David de Mauprié se tenait droite dans son fauteuil et raidedans ses vêtements noirs; sa figure affilée et pointue se profilait surla mousseline du rideau, et l'on voyait ses mains sèches agitermécaniquement les aiguilles. Sa fille aînée, Honorine, élancée etmaigre, surveillait devant la cheminée la cuisson d'un opiat pour leteint; elle devait avoir passé la trentaine; la flamme du brasieréclairait à demi son visage couperosé et ses yeux noirs encore beauxsous leurs paupières déjà fatiguées. Un garçon de vingt-trois ans, nomméXavier, était assis à une table ronde devant un dessin qu'il terminaitrapidement. Près de lui, dans l'embrasure de la seconde fenêtre, sa sœurcadette, Reine, les coudes sur les genoux et les mains enfoncées dansses épais cheveux bruns, profitait des dernières heures du jour pourdévorer un roman qui absorbait toute son attention.
L'ombre envahissait de plus en plus la salle, et les meubles qui lagarnissaient disparaissaient noyés dans l'obscurité. Parfois seulementle feu se ranimait, un jet de flamme lançait çà et là de légères toucheslumineuses, et on distinguait un coin de miroir, un panneau detapisserie, un portrait enfumé dans son cadre terni, une console ventrueà poignées de cuivre, un râtelier d'armes de chasse… Puis la flammes'évanouissait et tout se replongeait dans l'ombre, à l'exception dessilhouettes immobiles près des fenêtres.
—Allons, fit Xavier en posant son crayon, on n'y voit plus.
—Reine, dit la sœur aînée d'une voix aigre-douce, le souper ne serajamais prêt!… Laisse donc ton livre, tu finiras par te perdre lesyeux.
Reine feuilleta les dernières pages de son roman et releva la tête d'unair de mauvaise humeur.—Si tu as peur pour mes yeux, répondit-elle,allume la lampe.
—Nous brûlons déjà trop d'huile, reprit sèchement Honorine, et tu saisbien que la buire doit nous faire une semaine.
—Reine, dit alors madame de Mauprié d'un ton emphatique, tu ne devraispas oublier que nous avons de lourdes charges et que nous devons êtreéconomes…. Laisse ton roman et occupe-toi des choses utiles.
—Bien parlé, ma mère! cria une voix rude, et au même moment la porteentr'ouverte livra passage au fils aîné, Gaspard de Mauprié, tandisqu'un chien de chasse vint secouer son poil mouillé jusque sur les jupesde Reine.
Elle jeta son livre avec dépit, et, repoussant l'épagneul:—Emmène-doncton chien, dit-elle à Gaspard, sa place est au chenil et non dans lasalle.
—Tout beau, ma précieuse