André du FRESNOIS
DISPARU
Bellemagny, 17 août 1914.
...Troisième réveil au delà de la frontière. Encore étendus dans notrefoin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l’Alsacedort près de nous, et nous en réjouir. Premiers matins où les jeunesmères aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel; elles leplaignent, elles l’admirent: il sera un grand artiste: il se mariera.Puis voilà soudain, comme chaque jour, la pensée que le régiment estparti. Nous nous levons à demi habillés, des inconnus autour de noussurgissant du foin, à la vitesse, avec les ennuis d’une résurrection, seplaignant du bras, d’une fluxion, de la jambe. Les brindilles sontimprimées sur nos mains, nos joues, épanouies sur la joue malade, et{2}jusqu’au soir nous aurons l’air d’avoir dormi entre l’époque tertiaireet l’époque quaternaire.
...Six heures. Nous rejoignons au jardin du couvent les téléphonistes.Nous sommes en réserve aujourd’hui et les convois nous dépassent. Toutesles voitures ont encore leur ancienne peinture et leurs placards. Ilpasse les autobus de la route des Alpes, ceux de Chamonix, ceux de laGrande Chartreuse, que nous montrons à la sœur converse, ceux deGrenoble, une croisade de tourisme improvisée, toutes autres excursionscessantes, vers un pays merveilleux découvert la veille, et à laquellese sont joints, en cours de route, les omnibus des villes traversées, leCheval-Blanc de Pontarlier, le Coucou de Nyons, noirs et rouges,incapables cependant de résister à tant d’attraits, et les chevaux deForcalquier seuls regimbent, trouvant la gare plus loin encore qued’habitude. Les deux téléphonistes sont deux professionnels de Paris,qui bavardent avec les autres postes, et appellent BellemagnyBelleville, Gutzof Gutenberg. Des soldats de la route leur crient lesnuméros qu’ils avaient coutume de demander à Paris, Passy 65-67—Central10-18, numéros de petites camarades, numéro de la maison de Borniol,équations tendres ou macabres—Louvre 30-31, numéro que je connais,{3}numéro du Musée Gustave Moreau. Celui qui le demande est un grandartilleur à barbe noire. Un encadreur, sans doute, un prix de Rome,—oubien ce receveur des postes qui, dans une lettre ouverte au Temps,demandait à découper, pour qu’on pût vraiment les comparer, les Saloméde tous les peintres.
Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de lemesurer à ce double pas, comme ceux qui ont personnellement affaire àlui, comme les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats étendusdégarnissent de pierres leur place, découpent au canif dans les racinesdes noms qui ressortiront au bout d’années, épuisent des yeux, des mainsleur paysage individuel et enfoncent dans le pré autant que les chevaux,qui piaffent et sont enfouis à mi-jambes.—Deux heures, le caporaltéléphoniste continue à lire dans de petits livres brochés, dont jem’empare dès qu’une rupture du courant l’éloigne, ou quand un cheval seprend dans la ligne. Il les lit avec vitesse et je ne retrouve jamais lemême. Son camarade parfois l’interroge:
—Qu’est-ce que tu lis?
—Le cœur sur la main.