ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME III

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



XXXVII

GIOVANNINA

Nos lecteurs doivent remarquer avec quel soin nousles conduisons à travers un pays et des personnagesqui leur sont inconnus, afin de garder à la fois ànotre récit toute la fermeté de l'ensemble et toute lavariété des détails. Cette préoccupation nous a naturellemententraîné dans quelques longueurs qui nese représenteront plus, maintenant qu'à peu d'individualitésprès que nous rencontrerons sur notreroute, tous nos personnages sont entrés en scène,et, autant qu'il a été en notre pouvoir, ont, par l'actionmême, exposé leur caractère. Notre avis, aureste, est que la longueur ou la brièveté d'une matièren'est point soumise à une mesure matérielle:ou l'oeuvre est intéressante, et, eût-elle vingt volumes,elle semblera courte au public; ou elle est ennuyeuse,et, eût-elle dix pages seulement, le lecteurfermera la brochure et la jettera loin de lui avant d'enavoir achevé la lecture; quant à nous, c'est en généralnos livres les plus longs, c'est-à-dire ceux danslesquels il nous a été permis d'introduire un plusgrand développement de caractères et une plus longuesuite d'événements, qui ont eu le plus de succèset ont été le plus avidement lus.

C'est donc entre des personnages déjà connus dulecteur, ou auxquels il ne nous reste plus que quelquescoups de pinceau à donner, que nous allons renouernotre récit, qui semble, au premier coup d'oeil,s'être écarté de sa route pour suivre à Rome notreambassadeur et le comte de Ruvo, écart nécessaire,on le reconnaîtra plus tard, en revenant à Napleshuit jours après le départ d'Ettore Caraffa pour Milanet du citoyen Garat pour la France.

Nous nous retrouvons donc, vers dix heures dumatin, sur le quai de Mergellina, fort encombré depêcheurs et de lazzaroni, de gens du peuple de touteespèce qui courent, mêlés aux cuisiniers des grandesmaisons, vers le marché que vient d'ouvrir en facede son casino, le roi Ferdinand, qui, vêtu en pêcheur,debout derrière une table couverte de poissons,vend lui-même sa pêche; malgré la préoccupationoù l'ont jeté les affaires politiques, malgré l'attenteoù il est, d'un moment à l'autre, d'une réponsede son neveu l'empereur, malgré la difficulté qu'iléprouve à escompter rapidement la traite de vingt cinqmillions souscrite par sir William Hamilton, etendossée par Nelson au nom de M. Pitt, le roi n'apas pu renoncer à ses deux grandes distractions, lapêche et la chasse: hier, il a chassé à Persano; cematin, il a pêché à Pausilippe.

Parmi la foule qui, attirée par ce spectacle fréquentmais toujours nouveau pour le peuple deNaples, remonte le quai de Mergellina, nous serionstenté de compter notre vieil ami Michele le Fou, qui,hâtons-nous de le dire, n'a rien de commun avec leMichele Pezza que nous avons vu s'élancer dans lamontagne après le meurtre de Peppino, mais notreMichele à nous, qui, au lieu de continuer à remonterle quai comme les autres, s'arrête à la petite portede ce jardin déjà bien connu de nos lecteurs. Il estvrai qu'à la porte de ce jardin se tient debout etappuyée à la muraille, les yeux perdus dans l'azurdu ciel, ou plutôt dans le vague de sa pensée, unejeune fille à laquelle sa position secondaire ne nousa permis jusqu'à ce moment de donner qu'une attentionsecondaire comme sa position.

C'est Giovanna ou Giovannina, la femme de chambrede Luisa San-Felice, appelée plus souvent parabréviation Nina.

Elle représente un type particulier chez les paysansdes environs de Naples,

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