L'ANCIEN RÉGIME
ET
LA RÉVOLUTION
PARIS.—TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Ce,RUE JACOB, 56.
PAR
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1856
Droits de reproduction et de traduction réservés.
Le livre que je publie en ce moment n'estpoint une histoire de la Révolution, histoire quia été faite avec trop d'éclat pour que je songe àla refaire; c'est une étude sur cette Révolution.
Les Français ont fait en 1789 le plus grand effortauquel se soit jamais livré aucun peuple, afinde couper pour ainsi dire en deux leur destinée,et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient étéjusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais.Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautionspour ne rien emporter du passé dansleur condition nouvelle; ils se sont imposé toutessortes de contraintes pour se façonner autrementque leurs pères; ils n'ont rien oublié enfinpour se rendre méconnaissables.
J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoupmoins réussi dans cette singulière entreprise[Pg 6]qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne l'avaientcru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincuqu'à leur insu ils avaient retenu de l'ancien régimela plupart des sentiments, des habitudes,des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduitla Révolution qui le détruisit, et que, sansle vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pourconstruire l'édifice de la société nouvelle; detelle sorte que, pour bien comprendre et la Révolutionet son œuvre, il fallait oublier un momentla France que nous voyons, et aller interrogerdans son tombeau la France qui n'est plus. C'estce que j'ai cherché à faire ici; mais j'ai eu plusde peine à y réussir que je n'aurais pu le croire.
Les premiers siècles de la monarchie, le moyenâge, la renaissance ont donné lieu à d'immensestravaux et ont été l'objet de recherches très-approfondiesqui nous ont fait connaître non passeulement les faits qui se sont passés alors, maisles lois, les usages, l'esprit du gouvernement etde la nation à ces différentes époques. Personnejusqu'à présent ne s'est encore donné la peinede considérer le dix-huitième siècle de cette manièreet de si près. Nous croyons très-bien connaîtrela société française de ce temps-là, parce[Pg 7]que nous voyons c